Éloge de la Parole - Elogio de la Palabra

 Patrick Chamoiseau, Le Vent du nord dans les fougères glacées, Seuil, 2022


La Parole « appartient à la famille des rosées du matin », lisons-nous à la page 47 du nouveau roman de Patrick Chamoiseau, Le Vent du nord dans les fougères glacées, Seuil, 2022. La Parole, et sa transmission, qui sont la colonne vertébrale de l’œuvre de cet auteur martiniquais, selon mon avis de lecteur infatigable, le plus grand, ou l’un des plus grands, écrivain contemporain de langue française.

Cette transmission de la Parole, incarnée par le Conteur, était déjà au centre de son ouvrage précédent, Le Conteur la nuit et le panier, Seuil, 2021, ainsi que de Solibo Magnifique, Gallimard, 1991.

Ce Conteur, qui animait les veillées funèbres de ses histoires, de ses chants et même de ses danses, était l’héritier des ces autres Conteurs qui, au temps des plantations et de l’esclavage, en étaient l’élément perturbateur, bouleversant grâce à leur Parole libre la rigidité carcérale du système.

Le fil conducteur du roman est le récit de la recherche du conteur légendaire Boulianno Nérélé Isiklaire, que Patrick Chamoiseau recueille des lèvres d’un autre conteur, Osphare Tertullien Philogène, qui entreprend avec quatre autres personnages, pourrait-on dire, emblématiques, la recherche du vieux conteur. Il s’agit de deux anciens,  la vannière Man Delcas qui conserve dans sa mémoire toutes les prestations de Boulianno et Bébert la Science qui consigne sur un Almageste de la Parole tout ce qu’il apprend sur le conteur ; et de deux membres de la nouvelle génération, Populo Lablastine qui, malgré son âge, incarne la tradition, et Anaïs Alicia Carmélite, que les vieux on surnommée l’Anecdote, qui,  munie de son téléphone et de ses écouteurs, symbolise le renouveau et qui, malgré les résistances qu’éveillent aussi bien son sexe que son âge chez les vétérans, deviendra la vraie héritière de Boulianno.

Dès les premières pages la langue de Chamoiseau nous happe, nous ensorcelle, cette langue qu’il définit ainsi, par le truchement d’Osphare :

« Donc, un « nous » habite ce « je » sans chaînes. À tel point que je ne saurais dire lequel d’entre nous parle quand je dis « je ». C’est peut-être tout le monde, chacun avec ses mots, chacun avec sa langue qui déjà n’est pas la langue de France sans être pour autant notre vieille langue créole, chacun ici charroie son propre créole, sa langue dans ses langages, car (comme disent ceux qui calculent sur ces choses inutiles) notre langue n’est pas une langue commune, c’est une langue partagée. »

Cette langue était celle de Boulianno :

« Boulianno Nérélé Isiklaire était espécial. Il savait des choses sur le profond du conte, sur la Parole qui demande majuscule, sur la lutte contre la mortalité… Il avait développé une connaissance de tout cela dans le secret de son esprit. D’habitude, un vieux conteur, à un angle de sa vie, déposait le flambeau dans les mains d’un plus vaillant que lui, un jeune qu’il avait adoubé, auquel, sans trop qu’on sache comment, il avait communiqué des choses que le commun ne pouvait pas savoir, encore moins pratiquer. Là, ce que Boulianno avait développé dans les impénétrables de sa flamboyante existence était une science sans dictionnaire qui resplendissait dans ses veillées terribles et fascinait la mort, à tel point que ceux qui après la veillée charroyaient le cercueil l’éprouvaient plus léger, et que ceux qui souffraient du départ d’un aimé se sentaient moins démantibulés, aussi ragaillardis dans le goût de la vie que s’ils n’avaient pas perdu une partie d’eux-mêmes, ils s’en trouvaient bien plutôt « augmentés », comme on se sent quand une naissance arrive… Ce n’était pas une science, je veux dire : pas une affaire de livre d’école, ni une mathématique ! C’était une « sapience ». Un quelque chose qui vient de nous mais qui existe en bien plus grand que nous. »

Des réunions s’organisent pour cerner le caractère et l’art du Maître de la Parole et, principalement, découvrir l’endroit où se cache l’objet de leur admiration

« Chacun de nous savait peu de choses sur le maître mais, mises ensemble durant nos longues assemblées du samedi, nos mémoires effilochées (souvenirs sans sortie, traces mentales, sensations restées collées à notre esprit) constituaient un vaste anneau d’astéroïdes. »

Nos cinq personnages entreprennent ensuite une ascension. De morne en morne, de case en case, ils suivent le dernier cheminement du Conteur. Les scènes pleines de magie se succèdent.

« Man Delcas brandit ce qui pour elle constituait un trésor : des tiges, des lianes, des fibres, des ficelles d’écorce, parfaitement grattées, parfois fendues, effilées, séchées, vibrantes de souplesse. Elle les examinait une à une, lentement, avec la gourmandise de son art de vannière, admirant on ne sait quelle évidence superbe. C’est comme si (dit-elle à sept reprises sur trois tonalités) elles étaient passées par les mille mains d’un ange ! Heureux de son bonheur, nous souriions de même dans le style ababa. Man Delcas les lissait entre ses doigts, les approchait de son nez, en évaluait la consistance entre ses dents, vérifiait on ne sait quelle vertu de la pointe de sa langue. »

Ce roman, « organisme narratif » le nomme son auteur, est, en fin de comptes, un éloge de la Parole. La Parole ancestrale qui s’enracine dans la terre. Une Parole aux origines multiples, aussi bien africaines que caraïbes et européennes.

« Il avait décidé de laisser la Parole suspendue, comme on suspend un chapelet de sardines au soleil. Au temps où je donnais encore de la voix dans les la-ronde de veillée, j’avais pu mesurer à quel point la Parole peut ne pas avoir de fin. Ceux qui savent conter dans le pays le disent : On sent la présence de la Parole dans le cercle quand on y met le pied. C’est pourquoi il faut avant toute chose la saluer, la saluer en montant au tambour, la saluer en honorant les anges. Quel que soit le talent dont on dispose, il y a une condition incontournable : que la Parole vous accueille. Un maître est d’abord quelqu’un que la Parole accueille, et qu’elle accueille toujours. »

Un éloge égrené qui nous émerveille de page en page grâce à la langue étincelante de poésie de Patrick Chamoiseau. 


La Palabra «pertenece a la familia de los rocíos de la mañana», leemos en la página 47 de la nueva novela de Patrick Chamoiseau, Le Vent du nord dans les fougères glacées, (El viento norte en los helechos helados), Seuil, 2022. La Palabra, y su transmisión, que son la columna vertebral de la obra de este autor martiniqués, en mi opinión de lector infatigable, el mayor, o uno de los mayores, escritor contemporáneo de lengua francesa.

Esta transmisión de la Palabra, encarnada por el Narrador, ya estaba en el centro de su trabajo precedente, Le Conteur la nuit et le panier (El narrador, la noche y el canasto), Seuil, 2021, así como en Solibo Magnifique, Gallimard, 1991.

Este Narrador, que animaba las vigilias fúnebres con sus historias, sus cantos y aún con sus danzas, era el heredero de aquellos otros narradores que, en tiempos de las plantaciones y de la esclavitud, eran su elemento perturbador, trastocando, gracias a su Palabra libre, la rigidez carceral del sistema.

El hilo conductor de la novela es el relato de la búsqueda del narrador legendario Boulianno Nérélé Isiklaire, que Patrick Chamoiseau recoge de labios de otro narrador, Osphare Tertullien Philogène, que emprende con otros cuatro personajes, podríamos decir emblemáticos, la búsqueda del viejo narrador. Se trata de dos ancianos, la cestera Man Delcas que conserva en su memoria todas las presentaciones de Boulianno y Bébert la Science quien anota en un Almagesto de la Palabra todo lo que se sabe sobre el narrador ; y de dos miembros de la nueva generación, Populo Lablastine que, a pesar de su edad, encarna la tradición,  y Anaïs Alicia Carmélite, que los viejos llaman la Anécdota, quien, munida de su teléfono y de sus auriculares, simboliza la renovación y que, a pesar de las resistencias que despiertan tanto su sexo como su edad, serás la verdadera heredera de Boulianno.

Ya desde las primeras páginas, la lengua de Chamoiseau nos atrapa, nos embruja, esta lengua que define así, por intermedio de Osphare:

«Entonces, un “nosotros” habita ese ‘’yo’’ sin cadenas. A tal punto que no sabría decir cuál de nosotros habla cuando digo ‘’yo’’. Quizás todo el mundo, cada uno con sus palabras, cada uno con su lengua que ya no es la lengua de Francia sin ser tampoco nuestra vieja lengua creole, cada uno arrastra su propio creole, su lengua en sus lenguajes, ya que (como dicen los que calculan sobre cosas inútiles) nuestra lengua nos es una lengua común, es una lengua compartida.»

Esta lengua era la de Boulianno:

«Boulianno Nérélé Isiklaire era especial. Sabía cosas sobre la profundidad del cuento, sobre la Palabra que pide una mayúscula, sobre la lucha contra la mortalidad… Había desarrollado un conocimiento de todo esto en un secreto de su espíritu. Habitualmente, un viejo narrador, en un ángulo de su vida, depositaba su antorcha en manos de uno más fuerte que él, un joven que había elegido, a quien, sin que se sepa bien cómo, había comunicado cosas que el común no podía saber, aún menos practicar. Lo que Boulianno había desarrollado en lo impenetrable de su resplandeciente existencia era una ciencia sin diccionario que brillaba en sus veladas terribles y fascinaba a la muerte, a tal punto que aquellos que después del velorio arrastraban el féretro lo creían más liviano, y los que sufrían por la partida de un amado se sentía menos destrozados, tan reforzados en el gusto por la vida como si no hubiesen perdido una parte de si mismos, se sentían más vale ‘’aumentados’’, como se siente uno cuando llega un nacimiento… Lo que no era una ciencia, quiero decir un asunto de libro de escuela, ¡ni una matemática! Era una ‘’sapiencia’’. Algo que proviene de nosotros pero que existe mucho más grande que nosotros.»

Se organizan reuniones para analizar el carácter y el arte del Maestro de la Palabra y, principalmente, descubrir el lugar donde se esconde el objeto de su admiración.

«Cada uno de nosotros sabía pocas cosas sobre el maestro, pero, reunidas durante nuestras largas asambleas de los sábados, nuestras memorias deshilachadas (recuerdos sin salida, rastros mentales, sensaciones que quedaron pegadas en nuestro espíritu) constituían un vasto anillo de asteroides.»

Nuestros cinco personajes emprenden luego una ascensión. De colina en colina, de choza en choza, siguen los últimos pasos del narrador. Se suceden escenas llenas de magia.

«Man Delcas blandió lo que para ella constituía un tesoro: tallos, lianas, fibras, hilos de corteza, perfectamente raspadas, a veces rotas, hiladas, secas, vibrantes de flexibilidad. Las examinaba una por una, lentamente, con la glotonería de su arte de cestera, admirando quién sabe qué evidencia soberbia. ¡Es como si (dijo siete veces en tres tonalidades) hubiesen pasado por las mil manos de un ángel! Felices por su felicidad, sonreíamos también con el estilo ababa. Man Delcas las alisaba entre sus dedos, las acercaba a su nariz, evaluaba su consistencia entre sus dientes, verificaba quien sabe qué virtud con la punta de su lengua.»

Esta novela, ‘’organismo narrativo’’ lo llama su autor, es, al fin de cuentas, un elogio de la Palabra. La Palabra ancestral arraigada en la tierra. Una Palabra de orígenes múltiples, tanto africanos como caribes y europeos.

«Había decidido dejar a la Palabra suspendida, como se cuelga un rosario de sardinas al sol. En tiempos en que yo todavía hacía oír mi voz en la ronda de las veladas, había podido descubrir hasta qué punto la Palabra puede no tener fin. Los que saben narrar en el país lo dicen: Se siente la presencia de la Palabra en el círculo cundo se introduce el pie. Por ello ante todo hay que saludarla, saludarle subiendo hasta el tambor, saludarla honrando a los ángeles. Cualquiera sea el talento del que une dispone, hay una condición obligatoria, que la Palabra los reciba y que reciba siempre.»

Un elogio desgranado que nos maravilla página tras página gracias a la lengua resplandeciente de poesía  de Patrick Chamoiseau

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