UNE PETITE HISTOIRE DE LA CHANSON EN FRANÇAIS (13)

 

SAINT.GERMAIN-DES.PRÈS

ET

LA CHANSON RIVE GAUCHE

Un artiste, c’est quelqu’un qui a mal aux autres” Jacques Brel

 


La chanson qui vivait sur la rive droite de la Seine, installe, après la guerre, ses quartiers rive gauche, entre le Quartier latin et Saint-Germain des Prés.

Au même moment, dans le même Saint-Germain des Prés, se développe une théorie philosophique, l’existentialisme, dont l’auteur le plus connu est Jean-Paul Sartre.

Parmi les jeunes gens qui montent sur scène ou qui sont dans la salle, il y

a un rejet envers une société qui n’a pas pu se lever de la guerre. Ils inventent une nouvelle manière de chanter dont quelques-unes des qualités formelles sont aussi le résultat de l’espace limité du cabaret où l’on peut tout juste installer un piano. Cette pauvreté musicale va conférer une grande importance au texte, à la chanson littéraire.

Les paroliers sont, d’ailleurs, très souvent, des gens de lettres, AragonQueneau, Jean-Paul Sartre, Robert Desnos.

https://www.youtube.com/watch?v=1sUkTIsWI2c

Maintenant que tu vis

A l'autre bout d'Paris

Quand tu veux changer d'âge

Tu t'offres un long voyage

Tu viens me dire bonjour

Au coin d'la rue Dufour

Tu viens me visiter

A Saint-Germain-des-Prés

Il n'y a plus d'après

A Saint-Germain-des-Prés

Plus d'après-demain

Plus d'après-midi

Il n'y a qu'aujourd'hui

Quand je te reverrai

A Saint-Germain-des-Prés

Ce n'sera plus toi

Ce n'sera plus moi

Il n'y a plus d'autrefois

Tu me dis "Comme tout change !"

Les rues te semblent étranges

Même les cafés-crème

N'ont plus le goût qu'tu aimes

C'est que tu es une autre

C'est que je suis un autre

Nous sommes étrangers

A Saint-Germain-des-Prés

Il n'y a plus d'après

A Saint-Germain-des-Prés

Plus d'après-demain

Plus d'après-midi

Il n'y a qu'aujourd'hui

Quand je te reverrai

A Saint-Germain-des-Prés

Ce n'sera plus toi

Ce n'sera plus moi

Il n'y a plus d'autrefois

A vivre au jour le jour

Le moindre des amours

Prenait dans ces ruelles

Des allures éternelles

Mais à la nuit la nuit

C'était bientôt fini

Voici l'éternité

De Saint-Germain-des-Prés…

Guy Béart

Juliette Gréco (1927) est la muse de cette époque et sa première vedette populaire.

Sa mère et sa sœur déportées par la Gestapo, elle connaît, à 15 ans, la prison de Fresnes. Libérée, dans le Paris de l’Occupation, elle s’oriente vers le théâtre et puis, à la Libération, elle découvre la chanson. Elle débute en 1949 au Bœuf sur le toit. En 1954, elle réussit l’examen de passage de l’Olympia où elle convainc par sa présence sur scène et la qualité de ses chansons : Les feuilles mortes, Déshabillez-moi, Jolie môme, La Javanaise

https://www.youtube.com/watch?v=GEpaVG3As-c

https://www.youtube.com/watch?v=dk3m3H6_HNw

Le cinéma la détourne un temps de la chanson. Elle joue à Hollywood dans Les Racines du ciel.

Elle retourne en France et à la chanson et triomphe en 1966 au TNP avec George Brassens. L’année suivante 60.000 personnes l’acclament à Berlin comme la grande dame de la chanson française.


Juliette Gréco aurait pu en rester là, mais elle aime le risque et n’a jamais cessé de travailler, de renouveler son répertoire. Dans les années 90, elle défend le rappeur MC Solaar et finit ses récitals par Le temps des cerises, symbole de la Commune de Paris.

Les années 2000 verront notre artiste tout aussi active et curieuse.

En 2004, elle enregistre Aimez-vous les uns les autres ou bien disparaissez, un album avec des textes de Miossec, Biolay, Marie Nimier,

Gérard Manset et Jean Rouault qu’elle4 présente l’année suivante à l’Olympia.

Deux ans plus tard, Gréco se trouve à New York pour enregistrer, accompagnée de musiciens de jazz, Le temps d’une chanson, un album composé de chansons qu’elle n’avait jamais chantées dont Volare, Utile, Né quelque part

https://www.youtube.com/watch?v=r4_Jm_vuFKQ


En 2008, Gréco enregistre Roméo et Juliette sur l’album Dante d’Abd Al Malik. C’est le début d’une belle amitié dont le slameur se souviendra dans son livre Juliette, paru en 2023.

En 2012, l’album Ça se traverse et c’est beau, consacré aux ponts de Paris, voit le jour. Les textes sont signés Marie Nimier, François Morel, Philippe Sollers, Amélie Nothomb ou encore Jean-Claude Carrière. Melody Gardot,

Marc Lavoine et Féfé l’y accompagnent en duo.

https://www.youtube.com/watch?v=k6Gh1_25KNs

L’année suivant sort Gréco chante Brel réunissant douze titres de Jacques Brel arrangés par Bruno Fontaine.

https://www.youtube.com/watch?v=5nTbdyTqHIs

Début 2015, Juliette Gréco annonce sa dernière tournée, appelée Merci ! :

« J'ai 88 ans, et je n'ai pas envie de monter sur scène en boitant. C'est une question de courtoisie, de dignité. [...] Je veux partir debout. Je ne voudrais pas faire pitié. J'ai horreur de ça ».

Cette tournée qui commence au Printemps de Bourges et la mène ensuite à Tel Aviv, Montréal, Anvers, Berlin, Francfort, ainsi que plusieurs villes en France et le Châtelet, la Cigale et le théâtre des Champs-Elysées, à Paris, finit abruptement le 12 mars 2016 lorsque l’artiste souffre un ACV.

Juliette Gréco meurt le 23 septembre 2020 à l’âge de 93 ans, à Ramatuelle.

https://www.youtube.com/watch?v=bUyINUOyaCI

« Juliette Gréco a des millions dans la gorge, des millions de poèmes qui n’ont pas encore été écrits, dont quelques-uns seront écrits. Ne fait-on pas des pièces pour certains acteurs, pourquoi ne ferait-on pas des poèmes pour une voix ? »

Jean-Paul Sartre

« Juliette, l’amour à mort

Juliette Gréco sort Aimez-vous les uns les autres, ou bien disparaissez un album signé par de jeunes auteurs tels que Benjamin Biolay ou Miossec.

L’injonction est là, froide et impérieuse “Aimez-vous les uns les autres, ou bien disparaissez” sans “faire de bruit, sans faire de vagues”, Juliette Gréco retourne avec un album de grande beauté, dont le titre, étrange, est tiré d’une chanson de Gérard Manset, l’un des collaborateurs de son nouvel enregistrement (...)

Juliette est là, mythe intact du music-hall, merveilleuse dans sa robe noire, le visage fardé de blanc où s’accrochent les lumières de scène. Gréco, en liberté, virevolte “rêvant d’infini, du soleil de minuit” (comme si rien n’était), en compagnie de Gérard Jouannest, son pianiste –comme il le fut longtemps de Brel, rencontré en 1960 (....) Mariés, ils ne se quittent jamais, réunis par l’amour et la passion pour la chanson à texte (...) Juliette n’a jamais cessé d’allumer la flamme de la poésie mise en musique (...) Cette même audace, cinquante-quatre ans après ses débuts, la mené à dire oui à un groupe d’auteurs dans le vent qui rêvaient d’écrire pour elle (...)

Comment fait-elle pour défier le temps ? A soixante-seize ans sa voix n’a pas une ride, avec une incroyable modernité, guidée par sa seule étoile, la beauté des choses (...) On reste subjugué par cette femme exceptionnelle qui ne craint pas d’exister, vibrante à chaque récital (...) »

Victor Hache

L’Humanité – 7 novembre 2003

« La rentrée parisienne d’une âme forte, Juliette Gréco

Toujours attentive à ce qui se passe du côté de la chanson –comme en témoigne son récent album (,,,), Juliette Gréco (...) fait passer des sensations et des émotions par surprise. Son sourire est énigmatique là où d’autres auraient appuyé une moue, son poing se serre quand on attendrait des bras ouverts, elle est goguenarde sur une romance (Ne me quitte pas, très éloignée du personnage pleurnichard incarné par Brel) (...)

Au répertoire de ce récital 2004, Gréco a largement inscrit les nouvelles chansons (...). Parce qu’on l’imagine mal vivre dans la nostalgie, elle semble les interpréter avec plus d’envie et de gourmandise que ses classiques. »

Sylvain Siclier

Le Monde – 28-02-04

« Il faut savoir qu'on ne trempe pas sa plume dans du sirop d'orgeat. Il faut savoir que ces gens sont des êtres de souffrance, des êtres qui ont les douleurs de la création, de la mise au monde de quelque chose. Ce sont des gens qui ont l'impression qu'on ne les entend pas, parce que peu de gens en font cas, parce qu'ils défendent mal leur œuvre. [...] Moi je suis la servante de mes seigneurs ! Et je choisis mes seigneurs avec beaucoup de prudence, je suis là pour ça. C'est mon métier, c'est mon bonheur, c'est ma fierté. C'est ma fierté de faire descendre la poésie dans la rue. »

Juliette Gréco

"A voix nue" sur France Culture, diffusion du 09/02/2001

https://www.franceculture.fr/musique/juliette-greco-jai-passe-une-viedebloui

 


Catherine Sauvage
débute au Bœuf sur le toit en 1948. En 1950, elle partage l’affiche du Quod Libet avec Léo Ferré dont elle adopte le répertoire.

Elle chante également Maurice Fanon, Brassens, Mac Orlan, Hugo, Baudelaire, Queneau, Vian, Prévert, Gainsbourg et fait connaître au public français les chansons du Québécois Gilles Vigneault.

Chanteuse d’amour, de révolte, de larmes, elle a une voix sauvage d’une redoutable exactitude qui frappe en plein cœur”.

Marguerite Duras

https://www.youtube.com/watch?v=Q4AELn9FrZE


Ces années 50 voient l’expansion des moyens de diffusion de la musique.

De nouveaux programmes à la radio et même sur la toute nouvelle télévision, la découverte du microsillon vont élargir le marché du disque.

Mais il est encore impensable d’arriver au disque sans avoir fait auparavant ses preuves sur la scène.

Jusqu’aux années 60, le cabaret est la salle d’attente, le lieu où l’on fait ses preuves avant d’accéder au music-hall, en lever de rideau d’abord, puis en vedette américaine (juste avant l’entracte) et enfin en vedette tout court.

En plus des cabarets de Saint-Germain-des-Prés, le Tabou, la Rose rouge, l’Écluse, il y en a un, situé tout près de Pigalle, le Théâtre des Trois Baudets, où va se produire la plupart des nouveaux talents de la chanson. Son directeur, Jacques Canetti est un imprésario, “découvreur de talents”, spécialiste des auteurs-compositeurs-interprètes façon rive gauche.

Pour son aptitude à anticiper les goûts du public, Jacques Canetti a joué un rôle fondamental pendant plus de trente ans.

En 1952, il rencontre Georges Brassens chez Patachou, il lui propose alors de roder son tour de chant chez lui.

Né à Sète en 1921, Georges Brassens arrive à Paris en 1939. Recueilli par Jeanne Planche (celle de La cane de Jeanne), il travaille chez Renault et publie en 1942 À la venvole, un livre de poèmes.

En 1952, Patachou l’engage dans son cabaret et c’est là que le découvre Canetti.

Il enregistre en 1954 son premier disque (La mauvaise réputation, le Gorille, etc.). La Mauvaise Réputation est d’ailleurs presque un résumé des caractéristiques de l’œuvre de Brassens : non conformisme, verve, un anarchisme bien français qui met en cause la bourgeoisie, l’église, l’armée, tout cela dans un texte finement ciselé dans la lignée d’un Villon ou d’un La Fontaine.

https://www.youtube.com/watch?v=26Nuj6dhte8

Au village sans prétention

J’ai mauvaise réputation

Qu’je m’démène

Ou qu’je reste coi

Je passe pour un je ne sais quoi

Je ne fais pourtant de tort à personne

En suivant mon ch’min de petit bonhomme

Refrain

Mais les braves gens n’aiment pas que

L’on suive une autre route qu’eux

Non, les braves gens n’aiment pas que

L’on suive une autre route qu’eux

Tout le monde médit de moi

Sauf les muets, ça va de soi

Le jour du 14 juillet

Je reste dans mon lit douillet,

La musique qui marche au pas

Cela ne me regarde pas.

Je ne fais pourtant de tort à personne

En n’écoutant pas le clairon qui sonne…

La mauvaise réputation

https://www.youtube.com/watch?v=2W6HM0CCiRs&list=PLiNagu4w9dC3

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C'est à travers de larges grilles,

Que les femelles du canton,

Contemplaient un puissant gorille,

Sans souci du qu'en-dira-t-on.

Avec impudeur, ces commères

Lorgnaient même un endroit précis

Que, rigoureusement ma mère

M'a défendu de nommer ici...

Gare au gorille !...

Tout à coup la prison bien close

Où vivait le bel animal

S'ouvre, on n'sait pourquoi. Je suppose

Qu'on avait du la fermer mal.

Le singe, en sortant de sa cage

Dit "C'est aujourd'hui que j'le perds !"

Il parlait de son pucelage,

Vous aviez deviné, j'espère !

Gare au gorille !...

L'patron de la ménagerie

Criait, éperdu : "Nom de nom !

C'est assommant car le gorille

N'a jamais connu de guenon !"

Dès que la féminine engeance

Sut que le singe était puceau,

Au lieu de profiter de la chance,

Elle fit feu des deux fuseaux !

Gare au gorille !...

Celles-là même qui, naguère,

Le couvaient d'un oeil décidé,

Fuirent, prouvant qu'elles n'avaient guère

De la suite dans les idées ;

D'autant plus vaine était leur crainte,

Que le gorille est un luron

Supérieur à l'homme dans l'étreinte,

Bien des femmes vous le diront !

Gare au gorille !...

Tout le monde se précipite

Hors d'atteinte du singe en rut,

Sauf une vielle décrépite

Et un jeune juge en bois brut;

Voyant que toutes se dérobent,

Le quadrumane accéléra

Son dandinement vers les robes

De la vieille et du magistrat !

Gare au gorille !...

"Bah ! soupirait la centenaire,

Qu'on puisse encore me désirer,

Ce serait extraordinaire,

Et, pour tout dire, inespéré !" ;

Le juge pensait, impassible,

"Qu'on me prenne pour une guenon,

C'est complètement impossible..."

La suite lui prouva que non !

Gare au gorille !...

Supposez que l'un de vous puisse être,

Comme le singe, obligé de

Violer un juge ou une ancêtre,

Lequel choisirait-il des deux ?

Qu'une alternative pareille,

Un de ces quatres jours, m'échoie,

C'est, j'en suis convaincu, la vieille

Qui sera l'objet de mon choix !

Gare au gorille !...

Mais, par malheur, si le gorille

Aux jeux de l'amour vaut son prix,

On sait qu'en revanche il ne brille

Ni par le goût, ni par l'esprit.

Lors, au lieu d'opter pour la vieille,

Comme l'aurait fait n'importe qui,

Il saisit le juge à l'oreille

Et l'entraîna dans un maquis !

Gare au gorille !...

La suite serait délectable,

Malheureusement, je ne peux

Pas la dire, et c'est regrettable,

Ça nous aurait fait rire un peu ;

Car le juge, au moment suprême,

Criait : "Maman !", pleurait beaucoup,

Comme l'homme auquel, le jour même,

Il avait fait trancher le cou.

Gare au gorille !...

Le Gorille

Les sympathies de Brassens vont aux humbles (Bonhomme), aux prostituées (La complainte des filles de joie), à ceux qui souffrent (La prière, sur un texte de Francis Jammes), aux amoureux (Les amoureux des bancs publics, Le parapluie).

https://www.youtube.com/watch?v=vvjhsZYaofk

Je veux dédier ce poème

À toutes les femmes qu'on aime

Pendant quelques instants secrets

À celles qu'on connaît à peine

Qu'un destin différent entraîne

Et qu'on ne retrouve jamais

À celle qu'on voit apparaître

Une seconde à sa fenêtre

Et qui, preste, s'évanouit

Mais dont la svelte silhouette

Est si gracieuse et fluette

Qu'on en demeure épanoui

À la compagne de voyage

Dont les yeux, charmant paysage

Font paraître court le chemin

Qu'on est seul, peut-être, à comprendre

Et qu'on laisse pourtant descendre

Sans avoir effleuré la main

À celles qui sont déjà prises

Et qui, vivant des heures grises

Près d'un être trop différent

Vous ont, inutile folie

Laissé voir la mélancolie

D'un avenir désespérant

Chères images aperçues

Espérances d'un jour déçues

Vous serez dans l'oubli demain

Pour peu que le bonheur survienne

Il est rare qu'on se souvienne

Des épisodes du chemin

Mais si l'on a manqué sa vie

On songe avec un peu d'envie

À tous ces bonheurs entrevus

Aux baisers qu'on n'osa pas prendre

Aux coeurs qui doivent vous attendre

Aux yeux qu'on n'a jamais revus

Alors, aux soirs de lassitude

Tout en peuplant sa solitude

Des fantômes du souvenir

On pleure les lèvres absentes

De toutes ces belles passantes

Que l'on n'a pas su retenir

Les passantes

Le portrait des personnages de la comédie sociale, la vieille, le bougnat, le facteur, le curé, le gendarme, épuré de toute référence historique, s’élève au-dessus des contingences. Ce présent éternel s’inscrit la plupart du temps dans un décor unique, le village. Dans cet univers soustrait au temps, les chansons de Brassens portent sur des thèmes élémentaires : l’amitié et l’amour, le vin et la musique, la mort.

https://www.youtube.com/watch?v=rrZPVQN8QDY

Elle est à toi cette chanson

Toi l’Auvergnat qui sans façon

M’as donné quatre bouts de bois

Quand dans ma vie il faisait froid

Toi qui m’as donné du feu quand

Les croquantes et les croquants

Tous les gens bien intentionnés

M’avaient fermé la porte au nez

Ce n’était rien qu’un feu de bois

Mais il m’avait chauffé le corps

Et dans mon âme il brûle encore

À la manièr’ d’un feu de joie

Toi l’Auvergnat quand tu mourras

Quand le croqu’mort t’emportera

Qu’il te conduise à travers ciel

Au père éternel…

Chanson pour l’auvergnat

« Béni par les fées qui lui donnèrent ces trésors de Golconde qui ont pour nom poésie et musique, Georges Brassens n'a eu qu'à convaincre un seul adversaire, l'ordre des choses, cet ordre des choses qui voulait qu'on soit gentil, mignon et civilisé vis-à-vis du public. Il est des lois scéniques. Brassens n'a pas voulu qu'elles lui fussent présentées. Il n'en a fait qu'à sa mauvaise tête de mauvaise réputation et de mauvaise herbe. "S'ils n'aiment pas ça, c'est qu'ils sont cons" Ils ne l'étaient pas tant que ça puisqu’aujourd’hui on chantonne "Margot", "Les bancs publics" chez Renault et ailleurs. Comme quoi l'intégrité paie plus que les concessions, le talent plus que le "métier", la personnalité davantage que la caricature. Dure leçon pour les cabots de toutes les sphères. Les amours -et les haines- que Brassens porte en son cœur lui ont ouvert toutes les portes, et ce sans saluer. »

René Fallet - Introduction à "La mauvaise réputation"

Denoël – 1954

D'autre part, les musiques de Brassens, apparemment monotones, renferment des richesses de swing, comme l’avait parfaitement relevé Boris Vian.

Romancier (L’écume des jours, L’arrache cœurs, L’herbe rouge) et humoriste proche de Jean- Paul Sartre, trompettiste à ses heures et critique des revues Arts et Jazz Hot, Boris Vian (1920- 1959) commence à écrire des chansons pour d’autres, puis pour lui-même pour se décider en 1955 à monter sur scène.

Vian produit près de cinq cents chansons dont Le déserteur (1954) qui sera interdite, des parodies de rock’n’roll et d’autre rythmes américains avec Henri Salvador et Michel Legrand (Blouse de dentiste, Rock-hoquet, Va te faire cuire un œuf, man, Une bonne paire de claques dans la gueule) …

https://www.youtube.com/watch?v=o1Zkp0jo8IU

…des satire ironiques et féroces contre le machisme (Vous mariez pas, les filles) …

https://www.youtube.com/watch?v=t3eHX91Y7dw

… le snobisme (J’suis snob) …

https://www.youtube.com/watch?v=yFdYZQmQtcs&t=62s

J'suis snob... J'suis snob

C'est vraiment l'seul défaut que j'gobe

Ça demande des mois d'turbin

C'est une vie de galérien

Mais lorsque je sors à son bras

Je suis fier du résultat

J'suis snob... Foutrement snob

Tous mes amis le sont

On est snobs et c'est bon

Chemises d'organdi, chaussures de zébu

Cravate d'Italie et méchant complet vermoulu

Un rubis au doigt... de pied, pas çui-là

Les ongles tout noirs et un très joli p'tit mouchoir

J'vais au cinéma voir des films suédois

Et j'entre au bistro pour boire du whisky à gogo

J'ai pas mal au foie, personne fait plus ça

J'ai un ulcère, c'est moins banal et plus cher

J'suis snob... J'suis snob

J'm'appelle Patrick, mais on dit Bob

Je fais du ch'val tous les matins

Car j'ador' l'odeur du crottin

Je ne fréquente que des baronnes

Aux noms comme des trombones

J'suis snob... Excessivement snob

Et quand j'parle d'amour

C'est tout nu dans la cour

On se réunit avec les amis

Tous les vendredis, pour faire des snobisme-parties

Il y a du coca, on déteste ça

Et du camembert qu'on mange à la petite cuiller

Mon appartement est vraiment charmant

J'me chauffe au diamant, on n'peut rien rêver d'plus fumant

J'avais la télé, mais ça m'ennuyait

Je l'ai r'tournée... d'l'aut' côté c'est passionnant

J'suis snob... J'suis snob

J'suis ravagé par ce microbe

J'ai des accidents en Jaguar

Je passe le mois d'août au plumard

C'est dans les p'tits détails comme ça

Que l'on est snob ou pas

J'suis snob... Encor plus snob que tout à l'heure

Et quand je serai mort

J'veux un suaire de chez Dior !

J’suis snob

… la police (La java des chaussettes à clous) …

https://www.youtube.com/watch?v=KWoI2ifgGGk&t=46s

… et surtout contre l’armée, des dizaines chansons dont Les joyeux bouchers.

https://www.youtube.com/watch?v=uewykneu7II

Mais il faudra attendre plusieurs années après sa mort en 1959 pour que ses chansons connaissent le succès populaire de la main d’interprètes tels que Serge Reggiani, Jacques Higelin, Pauline Julien et Joan Baez.

L’humour corrosif de ses chansons, leur ironie, la satire de la société moderne qu’elles renferment, les rendent indémodables.

« Boris Vian est un homme instruit et bien élevé, il sort de Centrale, ce n’est pas rien, mais ce n’est pas tout : Boris Vian a joué de la trompinette comme pas un, il a été un des rénovateurs de la cave en France ; il a défendu le style Nouvelle-Orléans, mais ce n’est pas tout : Boris Vian a aussi défendu le bibop, mais ce n’est pas tout : Boris Vian est passé devant la justice des hommes pour avoir écrit J’irai cracher sur vos tombes, sous le nom de Vernon Sullivan, mais ce n’est pas tout : Boris Vian a écrit trois autres pseudépygraphes, mais ce n’est pas tout : Boris Vian a traduit de véritables écrits américains authentiques absolument, et même avec des difficultés de langage que ç’en est pas croyable, mais ce n’est pas tout : Boris Vian a écrit une pièce de théâtre, L’équarrissage pour tous, qui a été jouée par de vrais acteurs sur une vraie scène (...) mais ce n’est pas tout : Boris Vian est un des fondateurs d’une société les plus secrètes de Paris, le Club des Savanturiers, mais ce n’est pas tout : Boris Vian a écrit de beaux livres, étranges et pathétiques, L’écume des jours, le plus poignant des romans d’amour contemporains ; Les Fourmis, la plus termitante des nouvelles écrites sur la guerre; L’automne à Pékin, qui est une œuvre difficile et méconnue, mais ce n’est pas tout: Car ceci n’est rien encore : Boris Vian va devenir Boris Vian. »

Raymond Queneau

Les jeunes artistes se succèdent aux Trois Baudets de Canetti dont Jacques Brel

Fils d’un industriel belge, Brel est destiné depuis son enfance à prendre la direction de l’usine familiale. Très jeune, il veut chanter et le fait dans les kermesses paroissiales jusqu’à ce qu’il arrive à Paris en 1953.

Le succès de Quand on n’a que l’amour (1956) met fin à une période de galères. En 1959, il passe en vedette à l’Olympia.

Son œuvre est marquée par une obsession de la mort (Le moribond, Mon dernier repas, Vieillir) …

https://www.youtube.com/watch?v=2J-

5NfXbSiA

…un anticonformisme qui le fera l’ennemi de toutes les bourgeoisies (Les bourgeois, Les dames patronnesses, Les bigotes, Les flamandes) …

https://www.youtube.com/watch?v=dCHi5apc1lQ

Le cœur bien au chaud,

Les yeux dans la bière

Chez la grosse Adrienne de Montalant

Avec l'ami Jojo

Et avec l'ami Pierre

On allait boire nos vingt ans

Jojo se prenait pour Voltaire

Et Pierre pour Casanova

Et moi, qui étais le plus fier

Moi je me prenais pour moi

Et quand vers minuit, passaient les notaires

Qui sortaient de l'Hôtel "Des Trois Faisans"

On leur montrait notr'cul et non bonn's manières

En leur chantant :

Les bourgeois c'est comm' les cochons

Plus ça devient vieux, plus ça devient bête,

Les bourgeois c'est comme les cochons

Plus ça devient vieux plus ça devient...

(…)

Le cour au repos,

Les yeux bien sur terre

Au bar de l'Hôtel "Des Trois Faisans"

Avec Maître Jojo,

Et avec Maître Pierre

Entre notaires on pass' le temps Jojo parle de Voltaire

Et Pierre de Casanova

Et moi, qui suis resté le plus fier

Moi, je parle encore de moi

Et c'est en sortant,

Monsieur l'Commissaire

Que tous les soirs de chez la Montalant,

De jeunes "peigne-cul" nous montrent leur derrière

En leur chantant :

Les bourgeois c'est comm' les cochons

Plus ça devient vieux, plus ça devient bête,

Les bourgeois c'est comme les cochons

Plus ça devient vieux plus ça devient...

…une certaine misogynie (Les biches, Les remparts de Varsovie)

. https://www.youtube.com/watch?v=qD4MVAcfny0

Sur scène, il avait une technique gestuelle très au point qui amplifiait ses textes. Il menait ses tours de chant comme de vrais combats.

Connu dans le monde entier, traduit en anglais par Mort Shuman, chanté en Argentine par Marikena Monti, il décide en 1967 de quitter la scène et les tours dechant. Il joue dans la comédie musicale L’homme de la Manche (1968), puis au cinéma comme acteur (Les risques du métier, Cayatte ; La bande à Bonnot, Fourastié; Mon oncle Benjamin, Molinaro) et même comme metteur en scène mais sans aucun succès, avant de se retirer aux îles Marquises.

Il retourne au disque en 1977 et meurt en 1978 á Paris.

https://www.youtube.com/watch?v=V3BSj1cHX-M

Dans le port d'Amsterdam

Y'a des marins qui chantent

Les rêves qui les hantent

Au large d'Amsterdam

Dans le port d'Amsterdam

Y'a des marins qui dorment

Comme des oriflammes

Le long des berges mornes

Dans le port d'Amsterdam

Y'a des marins qui meurent

Pleins de bière et de drames

Aux premières lueurs

Mais dans le port d'Amsterdam

Y'a des marins qui naissent

Dans la chaleur épaisse

Des langueurs océanes

Dans le port d'Amsterdam

Y'a des marins qui mangent

Sur des nappes trop blanches

Des poissons ruisselants

Ils vous montrent des dents

A croquer la fortune

A décroisser la Lune

A bouffer des haubans

Et ça sent la morue

Jusque dans le coeur des frites

Que leurs grosses mains invitent

A revenir en plus

Puis se lèvent en riant

Dans un bruit de tempête

Referment leur braguette

Et sortent en rotant

Dans le port d'Amsterdam

Y'a des marins qui dansent

En se frottant la panse

Sur la panse des femmes

Et ils tournent et ils dansent

Comme des soleils crachés

Dans le son déchiré

D'un accordéon rance

Ils se tordent le cou

Pour mieux s'entendre rire

Jusqu'à ce que tout à coup

L'accordéon expire

Alors le geste grave

Alors le regard fier

Ils ramènent leur batave

Jusqu'en pleine lumière

Dans le port d'Amsterdam

Y'a des marins qui boivent

Et qui boivent et reboivent

Et qui reboivent encore

Ils boivent à la santé

Des putains d'Amsterdam

De Hambourg et d'ailleurs

Enfin ils boivent aux dames

Qui leur donnent leur joli corps

Qui leur donnent leur vertu

Pour une pièce en or

Et quand ils ont bien bu

Se plantent le nez au ciel

Se mouchent dans les étoiles

Et ils pissent comme je pleure

Sur les femmes infidèles

Dans le port d'Amsterdam

Dans le port d'Amsterdam

Amsterdam, Brel

« Lentes ou frénétiques, lyriques ou réalistes, vivantes toujours, chaudes, tendres, dures, émouvantes, sensuelles, sceptiques, ses chansons insinuent en chacun l’amour, réussi ou raté, l’amitié, la colère, la solitude, l’inquiétude face à l’habitude, la bruine de la solitude, le soleil de la mort. Les textes de

Brel, pudiques ou “putains”, originaux ou jouant la rengaine et le refrain, nous offrent les miroirs de nos défaites, de nos regrets, de nos espoirs. »

Olivier Todd – Jacques Brel, une vie

Robert Laffont – 1984

À la même époque où Brel fait ses débuts, Léo Ferré (1916-1993) est plus connu comme auteur, chanté notamment par Catherine Sauvage, que comme interprète. Il lui faudra, pour cela, attendre un passage à l’Olympia en 1955. Dans les années 60, certaines de ses chansons (Mon général, Les temps difficiles, Madame la Misère) subissent la censure.

https://www.youtube.com/watch?v=1Lc9N_qZ1Tc

Madame la misère, écoutez le vacarme

que font vos gens, le dos vouté, la

langue au pas,

Quand ils sont assoiffés, ils se

soûlent de larmes

Quand ils ne pleurent pas, ils

crèvent sous le charme

De la nature et des gravats.

Ce sont des enragés au ventre

translucide

Qui vont sans foi ni loi, comme on le dit parfois,

Régler son compte à Monsieur

Éphéméride

Qui a pris leur jeunesse et l’a mise en ses rides

Quand il ne leur restait que ça.

Madame la misère, écoutez le tumulte

Qui monte des bas-fonds comme un dernier convoi

Traînant des mots d’amour, avalant des insultes

Et prenant par la main leurs colères

adultes afin de ne les perdre pas.

Ce sont des enragés qui dérangent l’histoire

Et qui mettent du sang sur les chiffres parfois

Comme si l’on devait toucher du doigt pour croire

Qu’un peuple heureux rotant tout seul dans sa mangeoire

Vaut bien une tête de roi.

Madame la misère, écoutez le silence

Qui entoure le lit défait des magistrats

Le code de la peur se rime avec potence.

Il suffit de trouver quelques

pendus d’avance

Et mon Dieu, ça ne manque pas.

Madame la misère

Mai 68 lui apporte une nouvelle jeunesse. Son disque Amour anarchie et son récital 1970 marquent une date importante dans sa carrière. Il se fait alors déclamateur de longs textes un peu hermétiques d’une grande beauté, (Les amants tristes, Il n’y a plus rien).

https://www.youtube.com/watch?v=KmqxbuPQujc

Il se lance, à la fin de sa vie qu’il passe en Italie, dans l’écriture de grandes compositions qu’il interprète accompagné d’un grand orchestre.

Son œuvre est considérable, une cinquantaine d’albums. Il explore toutes les formes musicales, tango, musette, blues, java, oratorio (La chanson du mal aimé, d’après Apollinaire), musique rock, musique symphonique.

Il se trouve dans la lignée des chansonniers anarchistes et des poètes maudits en rupture avec l’époque. Il sait pourtant être un poète délicat (L’étang chimérique) mais le plus souvent sa voix fustige la société (Cannes braguette, T’es rock coco) et prend des positions politiques (Franco la muerte).

Il n’a pas chanté que ses propres textes, il a mis en musique Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Cesare Pavese et surtout Aragon.

La postérité gardera de Léo Ferré le souvenir d’un homme chaleureux, écorché, un poète maudit dont la tendresse se cache sous le cri.

https://www.youtube.com/watch?v=mPn4vAOv0Xo

Y´en a pas un sur cent et pourtant ils existent

La plupart Espagnols allez savoir pourquoi

Faut croire qu´en Espagne on ne les comprend pas

Les anarchistes

Ils ont tout ramassé

Des beignes et des pavés

Ils ont gueulé si fort

Qu´ils peuv´nt gueuler encore

Ils ont le coeur devant

Et leurs rêves au mitan

Et puis l´âme toute rongée

Par des foutues idées

Y´en a pas un sur cent et

pourtant ils existent

La plupart fils de rien ou bien fils

de si peu

Qu´on ne les voit jamais que

lorsqu´on a peur d´eux

Les anarchistes

Ils sont morts cent dix fois

Pour que dalle et pour quoi ?

Avec l´amour au poing

Sur la table ou sur rien

Avec l´air entêté

Qui fait le sang versé

Ils ont frappé si fort

Qu´ils peuvent frapper encor

Y´en a pas un sur cent et pourtant ils existent

Et s´il faut commencer par les coups d´pied au cul

Faudrait pas oublier qu´ça descend dans la rue

Les anarchistes

Ils ont un drapeau noir

En berne sur l´Espoir

Et la mélancolie

Pour traîner dans la vie

Des couteaux pour trancher

Le pain de l´Amitié

Et des armes rouillées

Pour ne pas oublier

Qu´y´en a pas un sur cent et pourtant ils existent

Et qu´ils se tiennent bien le bras dessus bras dessous

Joyeux, et c´est pour ça qu´ils sont toujours debout

Les anarchistes

« ‘’T’es toute nue sous ton pull ! Y’a la rue qu’est maboule” c’est le“Mignonne, allons voir...” de la fin du siècle. Il le savait, mais il était trop occupé à gérer sa rage et ses larmes pour en être satisfait. Pour lui, il n’y avait de succès qu’arrachés à l’ennemi, de consécration qu’imposée aux salauds, de prière qu’assortie d’une menace. (...) Il se voyait sur terre pour venger Rutebeuf qui avait eu froid : “Et droit au cul quand la bise vente ! Le vent me vient ! Le vent m’évente...”, pour venger Mozart, enterré dans la fosse commune, pour venger Van Gogh et Verlaine et Rimbaud, et “tous ces pauvres types qui vivent de leur plume ! Ou qui ne vivent pas, c’est selon la saison. »

Pierre Bénichou – Le roman du grand Ferré

Le nouvel Observateur - nº 2018 – juillet 2003

 

BREL, BRASSENS ET FERRÉ SE RENCONTRENT

-Vous êtes tous les trois dans la collection “Poètes d’aujourd’hui”...

Brassens : On n’est pas les seuls. Et puis, ça ne veut pas dire grand-chose, cette façon de compartimenter.

-Vous ne vous prenez pas pour un poète alors ?

Brassens : Pas tellement, je ne sais pas si je suis poète, il est possible que je le sois, mais peu m’importe. Je mélange des paroles et de la musique, et puis je les chante.

-Je crois que Jacques Brel aussi se défend d’être poète.

Brel : Je suis “chansonnier”, c’est le vrai mot ! Je suis un petit artisan de la chanson.

Ferré : Les gens qui se disent poètes, ce sont des gens qui ne le sont pas tellement au fond. Les gens qui sont honorés qu’on les qualifie de poètes, ce sont les poètes du dimanche qui ont des plaquettes éditées à compte d’auteur... Cela dit …, si on me dit que je suis un poète, je veux bien. Mais c’est comme si on me disait que je suis un cordonnier qui fait de belles chaussures. Je rejoins le point de vue de Brel.

-La chanson est-elle un art ? Un art majeur ou un art mineur ?

Ferré : Brassens a dit une chose vraie, “Je mélange des paroles avec de la musique”. Voilà ce que je fais.

Brassens : Eh oui, c’est tout à fait différent de ce qu’on appelle couramment la poésie qui est faite pour être lue ou dite. La chanson, c’est très différent.

Même si des types comme Ferré ont réussi à mettre des poètes en musique, comme Baudelaire, il est difficile d’utiliser la chanson comme les poètes qui nous ont précédé utilisaient le verbe. Quand on écrit pour l’oreille, on est tout de même obligé d’employer un vocabulaire un peu différent, des mots qui s’accrochent à l’oreille plus vite...Bien qu’on l’ait aussi avec le disque, le lecteur a plus facilement la possibilité de revenir en arrière...

Brel : Oui, mais le disque est un sous-produit de la chanson, il ne faut pas se leurrer... La chanson est faite pour être chantée, pas en fonction d’un disque à diffuser. (...)

Brassens : Autrefois on chantait.

Quand un type faisait une chanson, les gens se la passaient, se l’apprenaient et se la chantaient. Ils participaient, ils avaient des cahiers de chansons... Aujourd’hui le public est devenu plus passif. (...)

Brel : Autrefois, quand un type écrivait une chanson, les gens la reproduisaient –comme le disait Georges- alors qu’aujourd’hui c’est nous qui la reproduisons. Ça faisait chaîne, avant...je veux dire avant le microsillon. (...)

Ferré : C’est ça. Vous disiez tout à l’heure qu’on était des poètes ou artisans, tout ça... Non, vous savez ce qu’on est tous les trois ?

Brassens : De pauvres connards devant un micro !

Ferré : Non, on est des chanteurs. Parce que si on n’avait pas de voix, on ne pourrait pas se produire. (...)

Brassens : Tu es bien gentil de me dire ça, parce que moi de ce côté-là, c’est

pas terrible, hein !

Ferré : Si, tu as de la voix. Tu chantes. Et lui aussi. S’il n’avait pas de voix, qui chanterait les chansons de Brel ? Tout ce qu’il a fait, il ne l’aurait pas écrit.

Il écrit ses chansons parce qu’il les a “publiées” avec sa voix. Et moi aussi...

(...)

-Quoique vous fassiez, vous êtes toujours seuls ? Est-ce à dire que, pour faire de grandes et belles choses, il faut être seul et malheureux ?

Ferré : Ah oui ! Les seules choses valables se font dans la tristesse et la solitude. Je crois que l’art est une excroissance de la solitude. Les artistes sont seuls...

Brel : L’artiste, c’est un brave homme totalement inadapté qui n’arrive qu’à dire publiquement ce qu’un type normal dit à sa bobonne le soir.

Ferré : Plutôt ce qu’un type normal pourrait dire à sa femme le soir.

Brassens : Quelquefois, il le dit mieux, quand même !

Brel : Oui, mais l’artiste, c’est un timide, c’est un type qui n’ose pas aborder les choses “de face” comme on dit, et qui n’arrive qu’à dire publiquement ce qu’il devrait dire d’une manière courante dans la vie... Il est un peu orgueilleux aussi. C’est finalement très clinique, très médical, l’artiste.

Cela dit, le pire c’est l’artiste qui n’est pas artiste, le timide qui ne pond pas son œuf. Alors là c’est effroyable, parce qu’on tombe carrément dans le cas clinique (...)

-Avez-vous l’impression d’être devenus des adultes ?

Brassens : Aïe, aïe, aïe !

Brel : Moi non.

Ferré : Moi non plus. (...)

-Avez-vous le sentiment, tous les trois, d’avoir bien, ou très bien “réussi votre vie ” ?

Brel : Elle n’est pas encore finie !

Brassens : On verra ça à la fin. Peut-être que ça va mal finir ? Jusque-là, on a fait, à peu près ce qu’on a voulu (...)

Ferré : On est libre. On fait ce que l’on veut, tout de même...

Brassens : Écoutez, faire des chansons, les chanter en public, et avoir le plaisir de voir que le public les accepte et les reçoit, c’est quand même pas mal. Il y a de quoi être content, oui.

Extraits des propos recueillis par François-René Cristiani et Jean-Pierre Leloir le 6 janvier 1969 par RTL

En 1954, Barbara débute à l’Écluse. Elle y interprète les premières chansons de Brel, de Brassens, le répertoire de la Belle Époque et de temps en temps ses propres œuvres (Dis, quand reviendras-tu ? Chapeau bas)

De son vrai nom Monique Serf (1930-1997), elle venait de passer des années difficiles, avec sa famille pendant la guerre et puis, en Belgique, essayant de débuter une carrière dans la chanson.

En 1964, elle finit par imposer au grand public sa longue silhouette noire et son profil d’oiseau.

De grands yeux sombres aux paupières noircies, un casque de cheveux aile de corbeau, une robe noire. Une chanteuse à la voix contenue, assourdie, puis haut perchée qui murmure puis s’envole.

1964 est l’année de Nantes, Götingen, Au bois de Saint-Amand, Chapeau bas.

https://www.youtube.com/watch?v=6syRUP6bvz4

Pourquoi s’est-elle décidée à créer ses propres chansons. “Je chantais des chansons d’hommes. Or, j’ai eu envie de m’exprimer comme une femme”, a-t-elle expliqué.

Une petite cantate (1965), Le soleil noir (1968), L’aigle noir (1970),

Marienbad (1973), L’homme en habit rouge (1974), Seule (1981) sont quelques-unes de ses chansons les plus connues.

https://www.youtube.com/watch?v=tk6YruMrx2s

Un beau jour,

Ou était-ce une nuit ?

Près d’un lac

Je m’étais endormie,

Quand soudain,

Semblant crever le ciel

Et venant de nulle part,

Surgit un aigle noir.

Lentement, les ailes déployées,

Lentement, je le vis tournoyer

Près de moi,

Dans un bruissement d’ailes,

Comme tombé du ciel,

L’oiseau vint se poser.

Il avait

Les yeux couleur rubis

Et des plumes de couleur de nuit,

À son front,

Brillant de mille feux,

L’oiseau roi couronné

Portait un diamant bleu.

De son bec

Il a touché ma joue,

Dans ma main

Il a glissé son cou.

C’est alors

Que je Surgissant le reconnus,

du passé,

Il m’était revenu.

Dis, l’oiseau,

Oh ! Dis, emmène-moi !...

En 1986, elle présente au Zénith de Paris, Lili Passion, où elle partage l’affiche avec Gérard Depardieu,

Chaque présentation de Barbara était une séance d’envoutement collectif, sa voix ensorceleuse qui cherchait perpétuellement son souffle tenait les spectateurs en haleine et les transportaient dans des mondes magiques.

Délicate, passionnée, subtile, envoutante, elle restera toujours fidèle à cette déclaration d’amour qu’elle fit au public en 1965 : Ma plus belle histoire d’amour c’est vous.

https://www.youtube.com/watch?v=XoLcVzxwgvQ

« Barbara : La communion solennelle

Barbara défie les lois du spectacle : Vingt-trois récitals à guichets fermés au Théâtre Musical de Paris ! Sans affiches ni fracas médiatique. Sans esbroufe ni innovation racoleuse. Seul un piano, un rocking-chair et un tabouret balisent l'immense plateau vide. Point de décor. Au fond, côté cour, relégués dans un coin, quatre musiciens discrets. Tout cet espace baigne dans l'obscurité. Une symphonie en noir qu'égaieront tout à l'heure les couleurs des lumières peintes par le magistral Jacques Rouvayrollis.

Et puis, et surtout, cette dame en noir, elle aussi, au physique inchangé, surgie des ténèbres, pour égrener inlassablement –à la notable exception près de “Sid’amour à mort”- les mêmes chansons : du “Bois de Saint-Amand” à “L’Aigle noir” en passant par “Marienbad”, une trentaine de titres.(...) Des chansons qui n’ont pas subi l’outrage du temps. Éternelles, elles sont tissées d’amour et de mélancolie. (...)

La voix, comme il se doit, est au premier plan : on l’entend donc et l’on en perçoit clairement le propos. Cette voix toujours au bord de la rupture, riche d’un timbre cristallin et dotée d’un phrasé alangui, escalade les notes.

L’interprétation repose sur la sobriété : les épanchements de l’âme ne s’accommodent guère d’effets inutiles, le geste ici prolonge toujours un élan du cœur. (...)

Un récital à l’ancienne pour un public jeune : l’auditoire de Barbara ne cesse de se renouveler et de s’étendre. (...) Car c’est une communion profonde qui s’instaure au fil des chansons, et jusqu’à l’ovation finale : une indicible clameur ! Dégustant à plein cœur cette ultime caresse, frêle silhouette, Barbara arpente la scène de son inimitable démarche de héron... »

Jacques Erwan

Paroles et musique – 29 septembre 1987

https://www.youtube.com/watch?v=MORAn5Ascg8


Pour qui, combien, quand et pourquoi, contre qui, comment, contre quoi

C'en est assez de vos violences

D'où venez-vous, où allez-vous, qui êtes-vous, qui priez-vous

Je vous prie de faire silence

Pour qui, comment, quand et pourquoi, s'il faut absolument qu'on soit

Contre quelqu'un ou quelque chose

Je suis pour le soleil couchant, en haut des collines désertes

Je suis pour les forêts profondes

Car un enfant qui pleure qu'il soit de n'importe où est un enfant qui pleure

Car un enfant qui meurt au bout de vos fusils est un enfant qui meurt

Que c'est abominable d'avoir à choisir entre deux innocences

Que c'est abominable d'avoir pour ennemis, les rires de l'enfance

Pour qui, comment, quand et combien, contre qui, comment, et combien

À en perdre le goût de vivre

Le goût de l'eau, le goût du pain et celui du Perlimpinpin dans le square des

Batignolles

Mais pour rien, mais pour presque rien pour être avec vous et c'est bien

Et pour une rose entr'ouverte

Et pour une respiration, et pour un souffle d'abandon, et pour un jardin qui

frissonne

Rien avoir, mais passionnément, ne rien se dire éperdument, ne rien savoir

avec ivresse

Riche de la dépossession, n'avoir que sa vérité, posséder toutes les richesses

Ne pas parler de poésie, ne pas parler de poésie, en écrasant les fleurs

sauvages

Et voir jouer la transparence au fond d'une cour au murs gris, où l'aube n'a

jamais sa chance

Contre qui, ou bien, contre quoi, pour qui, comment, quand et pourquoi

Pour retrouver le goût de vivre

Le goût de l'eau, le goût du pain et celui du Perlimpinpin dans le square des

Batignolles

Et contre rien et contre personne, contre personne et contre rien, mais pour

une rose entrouverte

Pour l'accordéon qui soupire, et pour un souffle d'abandon et pour un jardin

qui frissonne

Et vivre, vivre passionnément, et de combattre seulement qu'avec les feux

de la tendresse

Et, riche de dépossession, n'avoir que sa vérité, posséder toutes les richesses

Ne plus parler de poésie, ne plus parler de poésie mais laisser vivre les fleurs

sauvages

Et faire jouer la transparence, au fond d'une cour aux murs gris

Où l'aube aurait enfin sa chance

Barbara est avec Anne Sylvestre (1934-2020), l’une des seules femmes qui réussit à s’imposer comme auteur-compositeur-interprète.

Elle fait d’abord le circuit classique de la rive gauche, la Contrescarpe, le Cheval d’or... Une chanson Mon mari est parti, semble annoncer le succès. Elle chante à Bobino, à l’Olympia, mais la vague yé-yé la réduit au silence, silence qu’elle brise pour présenter ses chansons pour enfants, les Fabulettes.

https://www.youtube.com/watch?v=3Kihs1JrvBk

Mon mari est parti un beau matin d’automne,

Parti, je ne sais où.

Je m’rappelle bien, la vendange était bonne

Et le vent était doux,

La veille nous avions ramassé des girolles

Au bois de Viremont.

Les enfants venaient juste d’entrer à l’école

Et le temps était bon.

Mon mari est parti un beau matin d’automne,

Le printemps est ici.

Mais que voulez-vous bien que le printemps me donne,

Je suis seule au logis.

Mon mari est parti, avec lui, tous les autres

Maris des environs,

Le tien, Éléonore, et vous, Marie, le vôtre,

Et le tien, Marion.

Je ne sais pas pourquoi et vous non plus sans doute

Tout ce que nous savons

C’est qu’un matin d’octobre, ils ont suivi la route

Et qu’il faisait très bon

Les tambours sont venus pour nous jouer une aubade,

J’aime bien les tambours.

Il m’a dit “je m’en vais faire une promenade”,

Moi, je compte les jours.

Mon mari est parti, je n’ai de ses nouvelles

Que par le vent du soir,

Je ne comprends pas bien toutes ces péronnelles

Qui me parlent d’espoir.

Un monsieur est venu m’apporter son costume,

Il n’était pas râpé,

Sans doute qu’en chemin il aura fait fortune,

Il se sera nippé.

Les fleurs dans son jardin recommencent à poindre,

J’y ai mis des iris,

Il le désherbera en venant me rejoindre,

Lorsque naîtra son fils.

Mon mari est parti quand déjà la nature

Était toute roussie,

Et plus je m’en défends et plus le temps est dur

Et plus je l’aime aussi.

Marion m’a-t-on dit vient de se trouver veuve,

Elle pleure beaucoup,

Éléonore s’est fait une robe neuve

Et noire et jusqu’au cou,

Pour moi, en attendant que mon amour revienne,

Je vais près de l’étang,

Je reste près du bord, je joue, je me promène,

Je parle à mon enfant.

Mon mari est parti un beau matin d’automne,

Parti, je ne sais quand.

Si les bords de l’étang me semblent monotones,

J’irai jouer dedans.

Mon mari est parti

Après ce trou dans sa carrière, elle réapparaît en 1974 avec des titres plus mûris dont Une sorcière comme les autres, Comment je m’appelle

https://www.youtube.com/watch?v=Q_xJthHy8PM

Si ses musiques s’inspirent du folklore et de la tradition, les textes parlent de la fragilité des êtres (Les gens qui doutent), l’avortement (Non, tu n’as pas de nom), l’adolescence (Bleu) et surtout, la condition de la femme

(Agressivement vôtre, La femme du vent, Madame ma voisine, ÉléonorePhilomène).

Anne Sylvestre meurt en novembre 2020.

https://www.youtube.com/watch?v=WQuAugvtp2Y

« Seule en scène avec son pianiste (...) Libre de tout micro apparent, elle évolue avec aisance sur le plateau de ce théâtre (...) Sacrée femme et sacrée chanteuse...qui nous “fout” les larmes avec ses petites dernières –“Petit velours”, “Les dames de mon quartier”, “Pour aller retrouver ma source”...et a fortiori “Partage des eaux”- qu’elle chante toutes, et des anciennes qui sont à jamais en nous, de “Porteuse d’eau” aux “Gens qui doutent”.

Inimitable coquine, aussi, qui nous fait rire aux larmes (...) entre “Ça n’se voit pas du tout” ou “Les hormones Simone” d’aujourd’hui et “Les grandes balades” d’hier. Bref, une pierre de la plus belle eau dans notre jardin. »

Daniel Pantchenko, Chorus – nº35 – Printemps 2001

1955 est l’année du début de Guy Béart (1930) qui a du mal a faire passer sa voix. Ses chansons sont toutefois bien mieux acceptées interprétées par Gréco, Patachou, Zizi Jeanmaire ou Montand. Comme auteur, il n’emploie pas deux fois le même procédé de versification et utilise le vocabulaire le plus simple (Les grands principes) comme le plus recherché (Chandernagor). Côté compositeur, il donne à ses chansons un air familier avec des mélodies simples.

https://www.youtube.com/watch?v=NkV8JQKSvdA

Ma petite est comme l'eau, elle est comme l'eau vive

Elle court comme un ruisseau, que les enfants poursuivent

Courez, courez vite si vous le pouvez

Jamais, jamais vous ne la rattraperez

Lorsque chantent les pipeaux, lorsque danse l'eau vive

Elle mène mes troupeaux, au pays des olives

Venez, venez, mes chevreaux, mes agnelets

Dans le laurier, le thym et le serpolet

Un jour que, sous les roseaux, sommeillait mon eau vive

Vinrent les gars du hameau pour l'emmener captive

L’eau vive

« Guy Béart était né au Caire et vivait à Garches, dans les Hautsde- Seine. A 80 ans, Guy Béart avait publié un nouvel album, Le Meilleur des choses, après onze ans d’un silence qui aurait pu avoir raison de sa carrière. Ce mercredi 16 septembre, frappé par une crise cardiaque, il est tombé en sortant de chez le coiffeur, à Garches, il n’a pu être réanimé.

A 84 ans, en janvier 2015, il avait tenu l’Olympia pendant près de quatre heures, sans vouloir décoller de la scène, aidé par Julien Clerc ou par sa fille

Emmanuelle Béart, affolant la twittosphère des amateurs de chansons française – admiration et moqueries confondues.

Depuis Bal chez Temporel écrit en 1957, d’abord chanté par Patachou, l’auteur-compositeur avait écrit un chapitre entier de la chanson française

(Qu’on est bien, Chandernagor, L’Eau vive, Suez, Les Grands Principes…) et accumulé un catalogue de près de 250 chansons. Guy Béart s’était parfois absenté, mais en vérité, il n’a jamais décroché. Il s’est parfois mis en retrait, pour cause de maladie (cancer avoué), mais aussi parce que le chat Guy était échaudé par les pratiques « des maisons de disques », majors ou labels indépendants, toutes dans le même sac. »

Véronique Mortaigne, Le Monde, le 16 septembre 2015

Au Trois Baudets encore, on découvre Serge Gainsbourg (1928-1991).

Sa nervosité, son agressive timidité dénotent une sensibilité, une inquiétude, grosses de possibilités encore mal exploitées”, écrivait Claude

Sarraute dans le Monde (novembre 1958).

Son père était un pianiste de bar qui jouait à la maison du Chopin et du Liszt. Quand le recensement des Juifs est décrété, la famille se réfugie dans le Midi. À la Libération, il s’inscrit aux Beaux-Arts et découvre plus tard le monde de la chanson. D’ailleurs, il considèrera toujours la peinture comme le “grand art” et la chanson comme un “art mineur”.

Son premier disque Le poinçonneur des lilas (1958) obtient le grand prix du disque. Il laisse cependant aux autres le soin de populariser ses œuvres : Gréco (La Javanaise), Patachou, les Frères Jacques.

https://www.youtube.com/watch?v=eWkWCFzkOvU

En 1965, France Gall triomphe au grand prix d’Eurovision avec Poupée de cire, poupé de son. Gainsbourg interprète s’efface souvent devant l’auteur compositeur qui compose pour Brigitte Bardot (Bonnie and Clide, Harley Davidson), Petula Clark (La Gadou), Isabelle Adjani (Pull marine) et bien sûr Jane Birkin qui sera sa femme et sa muse (Je t’aime moi non plus, composé à l’origine pour Bardot, Lolita go home, Les dessous chic, Baby alone in Babylone). Au fil des années, Birkin est, et reste l’interprète de Gainsbourg par excellence. Son album 2003, Arabesque, qui reprend ses grands succès sur un rythme oriental en est la preuve.

https://www.youtube.com/watch?v=k3Fa4lOQfbA

Il faut ajouter les œuvres qu’il réserve à son plaisir personnel: il enregistre des albums comme des ensembles cohérents, Melody Nelson (1972), Vu de l’extérieur (1973), Rock around the bunker (1975), L’homme à la tête de chou (1976).

https://www.youtube.com/watch?v=6EBbGGykwug

Il se nourrit des rythmes à la mode, qu’il adapte à sa personnalité.

En 1979, en pleine vogue du reggae, Aux armes et caetera ose toucher à la Marseillaise. Michel Droit crie à la profanation et le classe (Le Figaro Magazine, 1er juin 1979) dans la catégorie des “provocateurs à l’antisémitisme”. Gainsbourg répond à l’académicien en se demandant s’il doit remettre l’étoile jaune qu’il portait en 1942.

Dans les années 80 (Ecce Homo) apparaît son double, Gainsbarre: “barbe de trois nuits, cigare et coup de cafard”.

En 1981, après un voyage à New York, il présente l’album Love on the beat.

Sur la pochette, il apparaît grimé en travesti et il chante le dernier titre Lemon incest avec sa fille Charlotte.

Le 19 septembre 1985, il se présente au Casino de Paris dont il descend même le fameux escalier.

https://www.youtube.com/watch?v=DkI5OlkIHb0

Ecoute ma voix écoute ma prière

Ecoute mon cœur qui bat laisse-toi faire

Je t'en prie ne sois pas farouche

Quand me vient l'eau à la bouche

Je te veux confiante je te sens captive

Je te veux docile je te sens craintive

Je t'en prie ne sois pas farouche

Quand me vient l'eau à la bouche

Laisse-toi au gré du courant

Porter dans le lit du torrent

Et dans le mien

Si tu veux bien

Quittons la rive

Partons à la dérive

Je te prendrais doucement et sans contrainte

De quoi as-tu peur allons n'aie nulle crainte

Je t'en prie ne sois pas farouche

Quand me vient l'eau à la bouche

Cette nuit près de moi tu viendras t'étendre

Oui je serai calme je saurai t'attendre

Et pour que tu ne t'effarouches

Vois je ne prends que ta bouche

L’eau à la bouche

« Gainsbourg (...) nous fait le coup du travesti et de l’inceste (...) Là encore pas vraiment de chansons, mais des suites d’allitérations plus ou moins téléphonées sur des rythmes archirabachés, dont la seule excuse est d’être terriblement mode du côté de New York.

L’histoire s’achève sur un ultime album “You’re under arrest”, bâti sur les mêmes ficelles qui se refermera sur une parodie (...) le détournement de “Mon légionnaire” traité à la manière gay (...) Drôle de fin pour un si grand artiste. »

Marc Robine – L’être et le paraître - De Gainsbourg à Gainsbarre

Chorus nº 14 – Hiver 1995/96

On dit que la “véritable histoire” de la chanson québécoise commence en

1950 quand jacques Canetti emmène Félix Leclerc à Paris et le présente à l’ABC et aux Trois Baudets. Le “phénomène Félix” fait que les Québécois se tournent vers leurs nouveaux chansonniers. De nombreuses boîtes, Chez Bozo, Le Patriote, Le Chat Noir accueillent les premières chansons de Gilles

Vigneault, Raymond Lévesque et Pauline Julien.

Félix Leclerc (1914-1988), découvert en France par Jacques Canetti fait entendre, avant Georges Brassens, la voix de la poésie dans la chanson. C’est aussi celui qui a ouvert la porte à la chanson québécoise, porte qu’emprunteront plus tard Gilles Vigneault, Pauline Julien, Charlebois, etc.

Des lors, il partagera son temps entre le Québec et la France. Ses chansons disent la terre et l’homme qui la possède (Le roi heureux), la nostalgie (Ailleurs) et des personnages comme Bozo. Son titre le plus connu, Moi, mes souliers, est un peu son portrait.

https://www.youtube.com/watch?v=aF80WSPx2ZI

Moi, mes souliers

Ont beaucoup voyagé,

Ils m’ont porté de l’école à la guerre.

J’ai traversé

Sur mes souliers ferrés

Le monde et sa misère.

Moi, mes souliers

Ont passé dans les prés.

Moi, mes souliers

Ont piétiné la lune,

Puis mes souliers ont couché chez les fées

Et fait danser plus d’une.

Sur mes souliers

Y’a de l’eau des rochers,

D’la boue des champs

Et des fleurs de femme.

J’peux dire qu’ils ont respecté le curé,

Payé l’bon Dieu et l’âme.

S’ils ont marché

Pour trouver l’débouché,

S’ils ont traîné de village en village

J’m’suis pas rendu

Plus loin qu’à mon lever

Mais devenu plus sage.

Tous les souliers qui bougent dans les cités,

Souliers de gueux

Ou souliers de reine,

Un jour cesseront d’user les planchers,

Peut-être cette semaine.

Non, mes souliers

N’ont pas foulé Athènes.

Moi, mes souliers

Ont préféré les plaines.

Quand les souliers iront dans les musées

Ce s’ra pour s’y

S’y accrocher.

Au paradis paraît-il mes amis,

C’est pas la place

Pour les souliers vernis.

Dépêchez-vous de salir vos souliers,

Si vous voulez être pardonnés,

Si vous voulez être pardonnés.

Moi, mes souliers

Quand il ne chante pas avec Vigneault et Charlebois (Francofête, 1974), Félix Leclerc continue d’enregistrer des chansons marquantes : Le tour de l’île, La complainte du phoque en Alaska, montrant qu’il n’a rien perdu de son talent et affirmant ses positions du côté de l’indépendantisme (L’encan).

https://www.youtube.com/watch?v=14Bpb90OHF4

Gilles Vigneault incarne pour son public le symbole du “Québécois”, tout comme Félix Leclerc avait été celui du “Canadien”. Gilles Vigneault est né en 1928 à plus de 1000 kilomètres de Montréal d’un père pêcheur, c’est dire s’il connaît les immensités dont parlent ses chansons. Il passe une licence de lettres, devient professeur et commence à publier des nouvelles et des recueils de poèmes. Il donne aussi une série de récitals de monologues en y ajoutant parfois une chanson.

https://www.youtube.com/watch?v=G551bmF4AhA

En 1961, il donne son premier tour de chant. Il acquiert bien vite une renommée égale à celle de Félix Leclerc, étant devenu le porte-parole de la prise de conscience de tout un peuple. Il décrit dans ses chansons des personnages typiques des zones pionnières (Berlu, Jos Hébert, Jack Monoloy). Il est fidèle à l’héritage québécois, sans pour autant tomber dans le passéisme dans ses reels (La danse à Saint-Dilon) et ses gigues (Tam di le dam).

https://www.youtube.com/watch?v=We1-cagx7TI

Il se produit pour la première fois en France en 1963.

Pauline Julien est née à Trois-Rivières en 1928. Elle suit des cours de théâtre puis fait un séjour de 6 ans, de 1951 à 1957 à Paris où elle entame une carrière de chanteuse.

À son retour au Québec, elle se produit dans le circuit des cabarets montréalais. Son premier disque paraît en 1962.

Son répertoire se compose principalement d’auteurs québécois bien qu’elle ait aussi chanté Anne Sylvestre.

Elle chante Gilles Vigneault, Ah ! que l’hiver, Les gens de mon pays, Raymond Levesque, Trois milliards d’hommes ; Michel Tremblay, 8 heures 10, As-tu deux minutes ? et elle-même, Toi, les hommes, Litanie des gens gentils, Je n’irai pas au rendez-vous

https://www.youtube.com/watch?v=nCmdDTFakP0

C’est une figure incontournable du nationalisme et du féminisme de la Belle Province.

Raymond Levesque (1928-2021) commence à chanter à l’âge de 20 ans. Il s’installe en France en 1954 et enregistre chez Barclay. C’est à Paris qu’il compose sa chanson la plus renommée Quand les hommes vivront d’amour, inspirée par la guerre d’Algérie.

https://www.youtube.com/watch?v=_LTVQoEKNps

Et la version mémorable de Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois sur les Plaines d’Abraham, en 1974.

https://www.youtube.com/watch?v=cZfDRQ_kKOw

De retour au Québec, Raymond Levesque fonde la première boîte à chansons de Montréal, Les Bozos.

D’autres de ses chansons : Bozo les culottes, Québec mon pays, L’héritage humain

https://www.youtube.com/watch?v=fqv5ijX0k6s

Qu’en était-il de la chanson en Afrique, pendant les années qui précédèrent les indépendances, celles de la colonisation ?

Dans les sociétés africaines, rurales pour la plupart, la musique était, et demeure souvent, omniprésente. Il n’était pas un moment de la vie qui ne fût accompagné de chants et de danses.

La colonisation, et l’urbanisation qu’elle entraîna, eurent leur écho dans la musique africaine.

Face au pouvoir colonial, des stratégies multiples furent déployées, soutient et opposition, appropriation de ce qui fait la force du conquérant pour mieux le combattre, ce qu’exprimait si bien Kateb Yacine quand il disait : « Le français est notre butin de guerre ».

La variété française mais surtout les rythmes en provenance des Amériques, passagers clandestins des bateaux chargeurs, inspirèrent les musiciens africains : la rumba cubaine, la samba brésilienne, le calypso trinidadien, et, bien évidemment le jazz étasunien. Un voyage aller-retour, toutes ces musiques avaient été créées par les esclaves venus d’Afrique et leurs descendants.

C’est le cas de la rumba congolaise, inscrite en 2021 au patrimoine immatériel de l’humanité de l’UNESCO. Les spécialistes situent ses origines dans l’ancien royaume du Kongo, où l’on pratiquait, il y a 500 ans, une danse appelée N’kumba. Les esclaves transportèrent la N’kumba dans les Antilles.

Dans sa version moderne, la rumba, qui venait de Cuba, prend son essor en Afrique dans les années 40.


Le Grand Kallé et l’African Jazz
est l’un des premiers groupes de l’ancien Congo belge. Il a été fondé par Joseph Kabaselé Tshamala, connu sous le nom de Grand Kallé. Né en 1930 à Matadi, il est considéré le père de la musique congolaise moderne.

L’African Jazz voit passer dans ses rangs, parmi d’autres musiciens de talent, le saxophoniste Manu Dibango et le guitariste Dr Nico ainsi que le chanteur Tabu Ley Rochereau .

En 1960, Grand Kallé fonde son propre label, Surboum African Jazz ce qui lui permet de diffuser des enregistrements de qualité vers les marchés occidentaux.

https://www.youtube.com/watch?v=0IewtF2nJig&list=OLAK5uy_mXkXRA

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Comme on peut l’observer dans le titre Ko Ko qui est là, les paroles sont principalement en langue vernaculaire et on y trouve, de ci et de là, quelques mots en français. Avec la mouvance indépendantiste, les peuples récupèrent leur identité. Leurs langues, considérées sauvages et primitives par le colonisateur, refont surface et deviennent un symbole identitaire.

Un autre groupe voit le jour en 1956, l’OK Jazz fondé par François Luambo Makiadi, dit Franco.

À la fin des années 60, l’OK Jazz est l’un des groupes les plus importants du Congo-Kinshasa et part en tournée en Afrique et en Europe.

https://www.youtube.com/watch?v=ZmtUyN8VXz8

Dans Nai na ngai na respect. Nous voyons, rien que dans le titre, un mot français émerger des mots en lingala.


En Algérie, entre les années 40 et l’indépendance, la chanson en français est principalement l’apanage des chanteurs et chanteuses juifs qui pratiquent le chant arabo-andalous traditionnel, en langue arabe, et un genre novateur appelé françarabe qui mêle les deux langues.

La plupart d’entre eux choisit de s’expatrier en France en 1962. Lili Boniche (1922-2008), chanteur du répertoire arabo-andalous est le premier à mêler le français à l’arabe. Il s’installe en France à l’époque de l’exode des juifs et des pieds-noirs.

En 1990, il entame une deuxième carrière de chanteur, retrouve le pianiste Maurice El Medioni et enregistre un disque.

https://www.youtube.com/watch?v=XfndAriojx8



Line Monty
(1926-2003), de son vrai nom Éliane Serfati, est attirée par la chanson réaliste à la manière de Damia et Édith Piaf aussi bien que par la musique arabo-andalouse qui sera d’ailleurs son répertoire à la fin de sa carrière.

https://www.youtube.com/watch?v=UoXmr2JZsEw

Blond Blond (1919-1999) est le nom de scène d’Albert Roumi et
qui fait référence à son albinisme. Comme ses collègues, il débutera dans le répertoire arabo-andalous pour se tourner plus tard vers le françarabe, plus moderne.


https://www.youtube.com/watch?v=FXi9DjQ-ydE

 

Les Antilles françaises, la Martinique et la Guadeloupe, deviennent départements en 1946.

C’est le temps du grand essor de la biguine, une danse créée au XIXe siècle par les descendants des esclaves. Aux tambours de la musique gwoka des débuts, on a ajouté des instruments à vent et à cordes, ce qui la rapproche du jazz de la Nouvelle Orléans.

Le gwoka est un genre de musique né durant la période de l'esclavage et qui perpétuait les rythmes africains dans les plantations. L'étymologie du mot serait la déformation créole gwo ka de gros-quart, la contenance usuelle des tonneaux à partir desquels les esclaves confectionnaient leurs tambours.

Remarquons que la biguine, comme tout le répertoire antillais qui suivra, est principalement chantée en créole, cette langue hybride née du processus colonial et esclavagiste et où se mêlent la langue du colonisateur, celles des esclaves ainsi que celles des peuples autochtones.

On remarquera que, de la même manière, les chanteurs maghrébins chantent surtout en arabe et que la rumba congolaise se chante presque toujours en lingala.

L’une des figures les plus inspirantes de la chanson antillaise, Moune de Rivel (1918-2014) est née à Bordeaux de parents guadeloupéens, une mère musicienne et un père magistrat.

Très jeune elle accompagne son père chez l’écrivain René Maran. Elle adhère plus tard au concept de la Négritude, porté par Césaire, Damas et Senghor.

En 1956, Moune de Rivel participe du Congrès des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne. Elle est solidaire des mouvements indépendantistes qui s’éveillent à cette époque.

Elle commence sa carrière à Paris, passe ensuite deux ans aux États-Unis où elle chante au café Society. Elle rentre en France, chante, anime des émissions de radio et fait du cinéma.

En 1995, la chanteuse crée à Paris un conservatoire de musique traditionnelle créole « Misik an nous ».

https://www.youtube.com/watch?v=zBQuz_99O88


Bien avant Moune de Rivel, une autre étoile de la biguine avait ouvert la voie
, Léona Gabriel (1891-1971), appelée aussi Mademoiselle Estrella.

Née à Rivière-Pilote, elle commence sa carrière de chanteuse de biguine en 1920, en rejoignant le groupe du clarinettiste Alexandre Stellio. Elle chante avec lui à l’Exposition coloniale de 1931.

Elle est l’autrice de Maladie d’amour, popularisée plus tard par Henri Salvador.

https://www.youtube.com/watch?v=X6hAd5WaKwA

Gérard La Biny (1933-2007) est fils d’un pianiste. Il apprend à son tour le violon et la guitare.

Il quitte la Guadeloupe pour Paris et se présente au restaurant Le Créole en 1953 Il connaît Henri Salvador et Joséphine Baker ainsi que Boris Vian qui le fait enregistrer son premier 45 tours.

https://www.youtube.com/watch?v=tuowG1q1YSg

En Haïti, comme dans les Antilles françaises, le créole est la langue la plus parlée. Du grand bourgeois au pauvre paysan, tout le monde s’exprime en créole. Le français, d’autre part, est l’apanage des classes cultivées.

La chanson haïtienne s’exprime donc principalement en créole.

La musique d’Haïti est, comme celle de ses voisines, la Martinique et la Guadeloupe, le résultat de multiples influences. Les rythmes africains, bien entendu mais aussi certaines danses européennes et même celle en provenance de la culture arawak, les premiers habitants de l’île.

Puis, déjà au XXe siècle, les influences se font sentir des Antilles hispanophones, la République Dominicaine, séparée par une frontière et Cuba.

L’occupation américaine, de 1915 à 1934, laisse aussi des traces.

Notons également la grande importance dans la culture haïtienne de la religion vaudou. Comme ce fut le cas au Brésil et à Cuba, la plupart des esclaves provenaient de l’ethnie yoruba, un peuple présent au Nigeria, au Bénin, au Ghana, au Togo, au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire.

Dans les années 40, le Jazz des Jeunes, l’une des premières formations urbaines, pratique ce que l’on appelle la musique Racine issue du vaudou.


La chanteuse du groupe était Lumane Casimir.

https://www.youtube.com/watch?v=T7bBEg39xdA

Parallèlement, mariant la musique vaudou avec celle des big bands afro-cubains et américains, apparaît l’Orchestre de Issa El Saieh qui sert de tremplin à de nombreux chanteurs haïtiens comme Guy Durosier

https://www.youtube.com/watch?v=5wTa47AbfVw

Herbie Widmaier

https://www.youtube.com/watch?v=L8AziKUKIzE

… ainsi que Joe Trouillot, qui s’exile au Québec, où il obtient un grand succès, durant la dictature de Duvalier.

https://www.youtube.com/watch?v=r7Ls7kJdPxg

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